Le professeur Jérôme Lejeune, martyr de la vie et de la vérité
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À l'occasion de l'anniversaire du rappel à Dieu du professeur Lejeune, le cardinal Sarah a donné une conférence et célébré une messe à Paris ce samedi 25 mars. Voici le texte intégral de la conférence qu'il a donnée.
Cher amis,
Je n’ai pas eu le privilège, ni la joie de rencontrer le Professeur Jérôme Lejeune. En revanche, il y a quelques années, à l’occasion d’un Congrès organisé par l’Association française Raoul Follereau, j’avais été heureux de rencontrer Madame Lejeune, son épouse, qui est ici présente ; elle avait eu la bonté de m’offrir l’image du Professeur portant au verso, la « Prière pour obtenir des grâces par l’intercession du Serviteur de Dieu, Jérôme Lejeune ».
Permettez-moi d’introduire cette brève conférence par ces mots du Professeur Jérôme Lejeune :
« Si on veut vraiment attaquer le Fils de l’homme, Jésus-Christ, il n’y a qu’un moyen, c’est d’attaquer les fils des hommes. Le christianisme est la seule religion qui dit : ˝votre modèle est un enfant˝, l’enfant de Bethléem. Quand on vous aura appris à mépriser l’enfant, il n’y aura plus de christianisme dans ce pays ».
On peut affirmer que le combat du Professeur Jérôme Lejeune, avec les seules armes de la vérité et de la charité, un combat mené à mains nues, s’inscrit dans la bataille finale, évoquée dans l’Apocalypse selon saint Jean, entre Dieu et Satan. Face à l’arrogance du Goliath des puissances financières et médiatiques, lourdement armé et protégé par la cuirasse de ses fausses certitudes et par les nouvelles lois contre la vie, l’Eglise catholique du XXI siècle, au moins en Occident, ressemble au petit reste dont parlent les Saintes Ecritures. En effet, l’Eglise catholique, tel David, dispose seulement du petit caillou de l’Evangile de la Vie et de la Vérité, et pourtant elle va frapper le géant en pleine tête et l’abattre. En effet, nous le savons bien - et la vie entière du Professeur Lejeune nous en apporte un témoignage éclatant - il s’agit d’une bataille, à la fois très âpre et décisive, qui sera longue et s’apparente à celle des fins dernières décrites dans le dernier livre de la Bible. Ainsi, il en va de la survie de l’humanité elle-même. Le « dragon infernal rouge-feu à sept têtes », prototype de cette culture de mort dénoncée par saint Jean-Paul II dans son enseignement, se tient devant la femme enceinte, prêt à dévorer l’enfant à sa naissance, et à « nous » dévorer également (cf. Ap 12, 4). Soyons conscients que, une nouvelle fois, et c’est arrivé bien souvent dans sa longue histoire bimillénaire, l’Eglise constitue le dernier rempart contre la barbarie : il ne s’agit plus d’Attila et de ses Huns, que sainte Geneviève arrêta devant Paris en 451, ni du combat des papes du XX siècle - de Pie XI à saint Jean-Paul II - contre les divers totalitarismes qui ont ensanglanté l’Europe et le reste du monde, il s’agit d’une barbarie aseptisée en laboratoire, terriblement efficace, que l’opinion publique ne perçoit pratiquement pas, puisqu’elle est anesthésiée par les Goliath des puissances financières et médiatiques. Oui, il s’agit bien d’un combat… à la vie et à la mort : si ce n’était pas le cas, les pouvoirs publics, en France, tenteraient-ils en ce moment de faire taire les sites internet dits « pro-vie », en inventant un délit d’entrave numérique à l’avortement ? Lors de la discussion de ce projet de loi aberrant au Parlement français, les défenseurs de la vie ont été verbalement lynchés pour avoir osé rappeler que l’avortement n’est pas un droit, mais un crime, et donc le plus grand drame de notre temps…
En guise d’introduction, j’ai désiré vous rappeler le cadre événementiel et mystique du combat pour la vie menée par le Professeur Lejeune pour mieux en faire ressortir maintenant le sens profond à la lumière de l’Evangile. Examinons ensemble sa vie : on peut affirmer, sans risque d’erreur, que, plutôt que de tomber dans les lâches compromis, le Professeur Lejeune a renoncé aux honneurs et à l’aisance en acceptant l’humiliation et même l’exil, du moins un exil intérieur. En effet, Jérôme Lejeune, contre vents et marées, est resté fidèle au Christ et à l’Evangile ; c’est pourquoi il représente pour chacun de nous un exemple admirable de force dans la foi et de dévouement dans la charité. En effet, comme vous le savez, la mort « in odium fidei », en haine de la foi, n’est pas l’apanage de « cette foule immense d’hommes et de femmes qui viennent de la grand épreuve et ont lavé leurs robes et les ont blanchies dans le Sang de l’Agneau, qui se tiennent debout devant le Trône de Dieu et devant l’Agneau, et le servent jour et nuit dans son Temple », selon la vision de l’Apocalypse (cf. Ap 7, 9). Une telle mort, où le sang est versé par le témoin du Christ, n’est pas la seule voie vers le martyre, car il est vrai qu’une vie de martyr chrétien, c’est aussi une vie durant laquelle on offre tout à Dieu, y compris sa vie, sa famille, sa réputation et son honneur, s’ils viennent à être foulés aux pieds par les païens, une vie où l’on renonce à tout pour l’Amour de Dieu[1]. Pendant la longue maladie du Professeur Lejeune, qui l’a arraché prématurément à l’affection des siens, on a vu comment meurt un chrétien à l’aube de Pâques, et le Pape saint Jean-Paul II, un grand ami du Professeur, ne s’y est pas trompé, lui qui déclarait, dans la lettre qu’il adressait alors au Cardinal Lustiger, le Lundi de Pâques 1994, au lendemain du retour de Monsieur Lejeune à la Maison du Père:
« La Résurrection du Christ constitue un grand témoignage rendu à la Vie qui est plus forte que la mort. Une telle mort, celle de Jérôme Lejeune, rend un témoignage encore plus fort à la Vie à laquelle l’homme est appelé en Jésus-Christ. En effet, tout au long de la vie de notre frère Jérôme, cet appel a représenté une ligne directrice… Nous nous trouvons devant la mort d’un grand chrétien du XX siècle, d’un homme pour qui la défense de la vie est devenue un apostolat, et nous désirons remercier Dieu aujourd’hui, lui, l’Auteur de la vie, de tout ce que fut pour nous le Professeur Lejeune, de tout ce qu’il a fait pour défendre et pour promouvoir la dignité de la vie humaine ».
Dans le cadre de sa profession de médecin et de chercheur, qui était une véritable vocation, la vie du Professeur Lejeune se partageait entre deux domaines qu’il convient de distinguer pour mieux unir : d’une part, son activité de chercheur, et donc son appartenance à ce qu’il est convenu d’appeler « la communauté scientifique », qui, pourtant, l’avait sinon rejeté, du moins marginalisé à cause de ses positions qualifiées de trop rigides, voire d’extrémistes, sur le sujet crucial du respect de la vie. D’autre part, son service auprès des malades et de leurs familles, à la tête d’une équipe qu’on peut qualifier de fraternelle, qui n’était animée que par le souci de guérir, ou au moins de soulager les souffrances physiques et morales provoquées par la maladie et le handicap. La charité qui animait le Professeur Lejeune unissait donc les deux aspects de sa vocation au service du malade, et cette vertu théologale de la charité fut bien la voie royale que Jérôme Lejeune emprunta avec courage et détermination pour se frayer un passage au milieu des épines de ce monde vers la contemplation du Dieu vivant, la Sainte Trinité d’Amour. Oui, par son service quotidien, humble et confiant en la Providence, le Professeur Lejeune donnait un visage à la charité du Christ venu parmi nous, et il est vrai que nul n’a oublié son sourire lumineux et rayonnant, et son regard d’un bleu d’azur empreint de cet amour du prochain, qui émanait d’une âme où Jésus, reçu dans la sainte Communion eucharistique, avait fait sa demeure : « Si quelqu’un m’aime », dit Jésus, « il gardera ma parole; mon Père l’aimera, nous viendrons vers lui et, chez lui, nous nous ferons une demeure » (Jn 14, 23).
Puisqu’il m’est donné d’évoquer la vie spirituelle du Professeur Lejeune, j’ose affirmer, en référence à l’enseignement du Concile Vatican II sur la vocation universelle à la sainteté (cf. Lumen Gentium, chap. 5), et, en particulier au caractère particulier de la sainteté du fidèle laïc[2] (cf. Décret Apostolicam Actuositatem, n. 4), que toute l’existence de ce grand ami des enfants malades reflète admirablement la présence du Seigneur Jésus dans notre monde ; elle est donc comme un prolongement de l’Incarnation et de la vie du Fils de Dieu ici-bas. Je m’explique : qu’y a-t-il de plus tangible que les soins dispensés aux malades par un médecin, un chirurgien, une infirmière, un aide-soignant, une religieuse hospitalière ou garde-malade, ou un Frère de saint Jean de Dieu…, - ce qu’a fait le Professeur Lejeune pendant de longues années - , quoi de plus concret que la présence quotidienne et assidue auprès des familles de ces malades, et aussi le travail ardu du chercheur combattant ardemment la maladie, tel un chevalier intrépide muni du ceinturon de la vérité et brandissant le glaive flamboyant de la Parole de Dieu et de l’enseignement de la Sainte Eglise[3], avec un infini respect pour les lois de la vie inscrites par le Créateur dans les fibres de chaque être humain… ? En rendant présent le Christ qui guérit les corps et les cœurs, qui rend la vue aux aveugles, rend fermes les pieds des boiteux, leur permettant alors de bondir de joie, Jésus, qui purifie les lépreux, ouvre les oreilles des sourds et délie la langue des muets (cf. Mt 11, 5), lui qui est vrai Dieu et vrai homme, lui qui est aussi le Bon Samaritain qui oint de l’huile de l’Amour de Dieu les plaies de l’homme blessé (cf. Lc 10, 34), on peut donc considérer que la vie du Professeur Lejeune fut en quelque sorte, dans le temps de l’Eglise où nous vivons depuis l’Ascension et la Pentecôte, un prolongement de l’Incarnation du Fils unique de Dieu, Jésus Christ, venu parmi nous pour nous guérir et nous sauver. C’est ce qu’exprimait l’ami de Jérôme Lejeune, le Pape saint Jean-Paul II, dès sa première encyclique Redemptor hominis, lorsqu’en reprenant les mots du Concile Vatican II, il affirmait que, par son Incarnation, le Christ « s'est en quelque sorte uni lui-même à tout homme »[4]. Au sujet du Professeur Lejeune, on peut donc vraiment parler d’une spiritualité de l’Incarnation, qui constitue, avec la défense de la vérité concernant la vie humaine et la compassion, l’un des traits essentiels de cette sainteté que je souhaite voir reconnaître par l’Eglise, afin que nous puissions bénéficier de son intercession et, ainsi, être soutenus dans notre lutte contre la dégradation actuelle de notre société par son exemple et son combat pour la vie.
Allons plus loin, et voyons maintenant comment cet homme d’action, à la fois scientifique et poète, si intelligent, et d’une grande sensibilité et finesse, a réussi à ne pas succomber à l’autosatisfaction, voire à l’orgueil. De fait, lorsque, comme lui, nous sommes tout entier dans l’action, nous risquons de succomber à la tentation suivante, qui est bien connue des missionnaires ardents de l’Evangile : que notre personne, notre « moi », établisse sa suprématie jusqu’à l’absolu, en laissant subrepticement Dieu de côté. Je pense que le Professeur Lejeune a été préservé de cet écueil, moyennant sans doute un combat spirituel parfois bien âpre, mais la parole mariale de l’Annonciation résonnait constamment dans son cœur de croyant, d’humble serviteur de l’Evangile et de l’Eglise : « Fiat » ! ; oui, « fiat », c’était le mot - que dis-je - la réponse si pure, parfaite et sans réserve de la Vierge Marie, que lui-même adressait à Dieu chaque jour de sa vie, en particulier lorsqu’il avait la grâce de recevoir son Seigneur dans la sainte Communion. Dès lors, comme la Très Sainte Vierge Marie, et aussi comme tant de saints et de saintes, dont nous connaissons la réponse empreinte d’abandon filial - à l‘exemple de sainte Thérèse de Lisieux, de sainte Jeanne d’Arc ou du Bienheureux Charles de Foucault - Jérôme Lejeune a consenti à laisser Dieu agir. « Consentir » dans la théologie spirituelle catholique, c’est accepter cette union de la liberté et de la grâce, qui élève l’homme au rang de collaborateur de Dieu. En effet, pour un baptisé, la décision de remettre au Christ la conduite de sa propre vie est un acte fondamental, qui permet de déjouer les pièges du désir de paraître, du découragement et de la tristesse. Toutefois, pour cela, il faut s’enfoncer dans ce que j’appellerai la « discrétion », c’est-à-dire dans ce silence qui est l’apanage des grands contemplatifs et des vrais adorateurs de Dieu. Et ce silence n’est pas seulement un porche royal par où la Très Sainte Trinité pénètre dans notre âme, et vient faire sa demeure en nous (cf. Jn 14, 23) pour transfigurer nos tâches quotidiennes en des actes de charité. Le silence est aussi une « force », d’où le titre de cet ouvrage que beaucoup d’entre vous ont sans doute déjà lu, ou qu’ils ont entre leurs mains ce soir. Lorsque M. Jean-Marie Le Méné, le président de la Fondation Jérôme Lejeune, et aussi gendre du Professeur, déclare : « A la fin de sa vie, il avait tout perdu, il avait des difficultés à travailler, il n’était plus invité aux congrès, et, pressenti pour le prix Nobel, il ne l’a jamais reçu », qu’évoque-t-il sinon le silence qui s’était abattu telle une chape de plomb sur le Professeur Lejeune, fruit amer de l’aveuglement et de la méchanceté des hommes… ? Oui, on l’avait réduit au silence, mais, loin de l’écraser, ce silence est devenu une véritable proximité avec Dieu, une « force », la force du témoignage, du martyr, la force de la sainteté. Car le silence du Professeur Lejeune était celui de Jésus durant sa propre Passion face à ses accusateurs. Voyons quelle fut l’attitude du Seigneur Jésus à partir des Evangiles : tout d’abord, nous dit saint Matthieu, Jésus comparut devant les grands prêtres et tout le Conseil suprême, qui cherchaient un faux témoignage pour le faire mettre à mort. Or, dit l’évangéliste, « Ils n’en trouvèrent pas ; pourtant beaucoup de faux témoins s’étaient présentés. Finalement il s’en présenta deux, qui déclarèrent : ˝Cet homme a dit : “Je peux détruire le Sanctuaire de Dieu et le rebâtir en trois jours˝.” Alors le Grand Prêtre se leva et lui dit : ˝ Tu ne réponds rien ? Que dis-tu des témoignages qu’ils portent contre toi ?˝. « Jesus autem tacebat », poursuit l’Evangile : « Mais Jésus gardait le silence. Le Grand Prêtre lui dit : ˝Je t’adjure, par le Dieu vivant, de nous dire si c’est toi qui es le Christ, le Fils de Dieu˝. Jésus lui répond : ˝C’est toi-même qui l’as dit ! En tout cas, je vous le déclare : désormais vous verrez le Fils de l’homme siéger à la droite du Tout-Puissant et venir sur les nuées du ciel˝. Alors le Grand Prêtre déchira ses vêtements, en disant : ˝Il a blasphémé ! Pourquoi nous faut-il encore des témoins ? Vous venez d’entendre le blasphème ! Quel est votre avis ? ˝. Ils répondirent : ˝Il mérite la mort˝ » (Mt 26, 59-66). Puis, selon l’évangéliste saint Luc, Jésus comparut devant Hérode, qui l’interrogea longuement, mais il ne lui répondit pas un mot. Finalement, Hérode le traita avec mépris, le revêtit d’un vêtement éclatant et le renvoya à Pilate (cf. Lc 23, 8-11). Saint Jean nous apprend alors que le procurateur l’interrogea à son tour sur son identité, et Jésus déclara : « Moi, je suis né pour ceci, et c’est pour ceci que je suis venu dans le monde, afin de rendre témoignage à la vérité » (Jn 18, 37). Puis, il se tut.
Comme je l’écris dans La force du silence, dans le monde d’aujourd’hui, nous savons que « l’homme qui parle est célébré et l’homme silencieux est un pauvre mendiant devant lequel il n’est pas même besoin de lever les yeux » (n. 30, p. 54). Comme Jésus, qui était devenu le mendiant de l’Amour de cette humanité pécheresse, sourde et aveugle - et le Seigneur devait crier : « J’ai soif » quelques heures plus tard sur la Croix glorieuse - ainsi le Professeur Lejeune, par son silence, quémandait la compassion de ses contemporains pour les plus faibles, ces enfants malades, dont il s’était fait la voix, lui qu’on avait réduit au silence. Il se souvenait notamment de cet enfant trisomique âgé de dix ans qui, au cours d’une consultation, s’était jeté dans ses bras en s’exclamant : « On veut nous tuer ; il faut que tu nous protèges, parce que nous, nous sommes trop faibles, nous ne saurons pas nous défendre ! ». Et le cœur du Professeur, lui-même réduit au silence, saignait… Dans La force du silence, je me permets d’affirmer que « au moment le plus crucial de sa vie, alors que les hurlements fusaient de partout, le couvrant de toutes sortes de mensonges et de calomnies, quand le grand prêtre lui demanda : ˝ Tu ne réponds rien ?˝, Jésus préféra le silence » (n. 141, p. 120). Ainsi, « Jésus, en se taisant, veut montrer son mépris pour les mensonges, lui la vérité, la lumière et l’unique chemin qui mène à la Vie. Sa cause n’a pas besoin d’être défendue. On ne défend pas la vérité et la lumière : leur splendeur est leur propre défense » (n. 197, p. 155). De son côté, Pilate « ne comprenait pas la cause d’un silence si extraordinaire. Il était en face du silence de Dieu, au milieu des hurlements des hommes, ivres de haine irraisonnée » (n. 197, p. 156). Oui, que pouvait-il répondre encore le Professeur Lejeune à ces invectives que l’on a entendues encore récemment dans la bouche d’un ministre : « Une femme qui avorte n’interrompt pas une vie », et aussi : « L’avortement est un droit de la femme » ?
A ce stade de notre méditation, permettez-moi cette analogie : lorsque nos frères chrétiens orientaux, qui subissent en ce moment la persécution, sont arrêtés et emprisonnés par leurs bourreaux, ils peuvent leur présenter, inscrite dans leur chair, ce qui constitue la confession de leur foi de baptisés pour le cas où, disent-ils, sous la torture, nous succomberions à la tentation de renier le Christ. En effet, alors que tant de nos contemporains, ici, dans l’Occident décadent, s’adonnent, sous l’effet d’une mode passagère et coûteuse, à l’étrange pratique du tatouage, ces chrétiens sont toujours prêts à exhiber face aux Caïphe et Pilate de notre temps, la Croix qui est tatouée d’une manière indélébile sur leur propre poignet, témoignage silencieux de leur union à Jésus jusqu’à la mort. « Au moins », disent-ils, « ce signe là vaincra mon éventuelle faiblesse face à la peur de mourir ». Il en a été de même pour le Professeur Lejeune : sa croix tatouée sur le poignet, c’était son affirmation sereine que, disait-il « la dignité d’une civilisation se mesure au respect qu’elle porte aux plus faibles de ses membres », et il signait cette affirmation prodigieuse et vraie par son attitude dans la vie de chaque jour : de fait, patiemment, humblement, avec amour et un infini respect, il recevait tous les patients qui se présentaient à la consultation de l’hôpital, en particulier les plus pauvres, car il savait que son devoir, sa mission, était de chercher à guérir le malade et de l’aimer, une forme de charité qui, chez lui, était devenue héroïque. Martyr de la vie et de la vérité, il l’a donc été pleinement, y compris dans son silence, qui, loin d’être l’aveu d’une faiblesse, a constitué une force capable de renverser les montagnes d’égoïsme et d’indifférence. Sa vie montre bien que, comme je l’écris dans La force du silence, « Aujourd’hui, les silences des martyrs chrétiens qui vont être massacrés par les ennemis du Christ imitent et prolongent ceux du Fils de Dieu. Les martyrs des premiers siècles comme ceux de notre triste époque, ont tous montré la même dignité silencieuse. Le silence devient alors l’unique parole, le seul témoignage, le dernier testament. Le sang des martyrs est une semence, un cri, et une prière silencieuse qui monte vers Dieu » (n. 198, pp. 156-157).
Chers amis, aujourd’hui, personne ne peut se montrer insensible et indifférent devant l’obligation impérieuse de défendre l’enfant à naître. Au-delà de l’aspect moral qui nous interdit de porter atteinte à toute vie humaine, surtout lorsqu’elle est innocente et sans défense, la protection de l’embryon est la condition sine qua non pour sortir toute civilisation de la barbarie et assurer l’avenir de notre humanité. Le signe clinique le plus impressionnant, indiquant que nous allons vers l’abîme et un gouffre sans fond, c’est la puissance dramatique du refus de la vie. L’homme de la société de consommation devient toujours plus insensible au respect sacré de la vie humaine. Il ne comprend plus que la personne humaine puisse être un absolu que nous n’avons pas le droit de manipuler à notre guise.
Si le Professeur Lejeune était encore de ce monde, il ne ferait que suivre la ligne intangible de la défense de la dignité de la personne humaine, qui fut la sienne d’une manière constante. Il se serait donc opposé au faux et scandaleux « mariage » homosexuel, à ces aberrations que sont la PMA, et la GPA, et il aurait combattu avec une énergie sans pareille la théorie proprement délirante et mortifère dite du « genre » ou « gender ». D’ailleurs, le Professeur Lejeune avait vu et compris les conséquences de la légalisation de l’avortement en 1975, qui est devenu, avec le temps, un pseudo « droit de la femme »: ainsi, il tremblait déjà pour le sort de « ses » enfants trisomiques, qui, de fait, actuellement, sont en voie d’extermination, car, comme vous le savez, les pouvoirs publics eux-mêmes reconnaissent, comme une victoire funeste, que 96 % d’entre eux sont mis à mort par l’avortement. C’est vraiment horrible, criminel et sacrilège ! Jérôme Lejeune avait aussi compris, lui, le grand généticien, à quelles dérives prométhéennes nous conduiraient les manipulations génétiques en tous genres, à commencer par la recherche sur les embryons, qui sont menacés « a priori » de destruction, puisque la nouvelle loi, votée récemment le 6 mai 2013 dans une indifférence quasi générale, autorise expressément la recherche sur l’embryon, et ne met donc pratiquement plus de limite à la destruction des embryons dits surnuméraires, alors que, la loi précédente du 6 août 2004 prévoyait encore un régime d’interdiction avec dérogations accordées par l’Agence de biomédecine… et ne parlons pas du transhumanisme, qui est proprement terrifiant : jusqu’où va-t-on aller dans cette course à l’enfer ? En effet, avec le transhumanisme, cela signifie que « l’humanité augmentée » sera le triomphe de l’eugénisme et de la sélection du meilleur capital génétique parmi tous les êtres afin de créer le surhomme idéal. Le transhumanisme va réaliser, grâce aux techno-sciences, le rêve prométhéen du nazisme. Comme dans le nazisme, y aura-t-il une race des seigneurs ? Si oui, sur quels critères ? Et, dans ce cas, que fera-t-on des « sous-hommes », selon la terminologie nazie, dont le travail aura été remplacé par les robots ? Ces questions sont terrifiantes et nous glacent jusqu’au sang.
Le refus d’accueillir et de laisser vivre ceux qui gênent, c’est-à-dire non seulement l’enfant conçu et « non désiré », comme le martèlent les partisans de l’avortement, mais aussi la personne handicapée, le malade en phase terminale, la personne âgée devenue impotente, ce refus manifeste une profonde méconnaissance de la valeur de toute vie humaine créée et donc voulue par Dieu. Dans l’encyclique Evangelium Vitae, le Pape saint Jean-Paul II déclare que « nous sommes face à une réalité… que l’on peut considérer comme une véritable structure de péché, caractérisée par la prépondérance d’une culture contraire à la solidarité, qui se présente dans de nombreux cas comme une réelle ˝culture de mort˝… Par sa maladie, par son handicap, beaucoup plus simplement, par sa présence même, celui qui met en cause le bien-être ou les habitudes de vie de ceux qui sont plus favorisés, tend à être considéré comme un ennemi dont il faut se défendre ou qu’il faut éliminer. Il se déchaîne ainsi une sorte de conspiration contre la vie »[5]. Et le Pape François, avec le franc-parler qu’on lui connaît, qualifie sans détour cette « culture du déchet » qui « ne s'applique pas seulement à la nourriture ou aux biens superflus qui sont objets de déchet, mais souvent aux êtres humains eux-mêmes, qui sont “jetés” comme s'ils étaient des “choses non nécessaires” ». Et il ajoute : « La seule pensée que des enfants ne pourront jamais voir la lumière, victimes de l'avortement, nous fait horreur »[6]. Le Saint-Père précise, dans son Exhortation apostolique Gaudium Evangelii (« la Joie de l’Evangile ») du 24 novembre 2013 que « parmi ces faibles, dont l'Église veut prendre soin avec prédilection, il y a aussi les enfants à naître, qui sont les plus sans défense et innocents de tous, auxquels on veut nier aujourd'hui la dignité humaine afin de pouvoir en faire ce que l'on veut, en leur retirant la vie et en promouvant des législations qui font que personne ne peut l'empêcher. Fréquemment, pour ridiculiser allégrement la défense que l’Eglise fait des enfants à naître, on fait en sorte de présenter sa position comme quelque chose d’idéologique, d’obscurantiste et de conservateur. Et pourtant cette défense de la vie à naître est intimement liée à la défense de tous les droits humains. Elle suppose la conviction qu’un être humain est toujours sacré et inviolable, dans n’importe quelle situation et en toute phase de son développement »[7]. Ainsi, le Pape François nous appelle à une mobilisation générale pour la Vie : quand il évoque l’Eglise qui, dit-il, est comme un lazaret ou un « hôpital de campagne » après la bataille, il pense en premier lieu à cette bataille pour la survie de l’humanité terriblement blessée dans sa chair et dans son âme, au chevet de laquelle se tient la Mère Eglise. Le professeur Lejeune, en tant que médecin, plus que tout autre, a accueilli dans son « hôpital de campagne » qu’est l’hôpital Necker des Enfants-malades, ces blessés de la vie qui, tel cet enfant de 10 ans que je citais tout à l’heure, venaient, avec leurs parents, chercher le réconfort et le courage d’avancer et d’espérer encore ; l’hôpital Necker, ce « lazaret » des temps modernes est bien une œuvre admirable de charité et de compassion qui continue aujourd’hui. Le Professeur Lejeune a su versé l'huile de la miséricorde et le vin de la vérité qui libère[8] (cf. Lc 10, 34) sur les blessures de cette partie de l’humanité sans défense et ignorée des puissants de ce monde, dans cet « hôpital », cet « Hôtel-Dieu », qui est aussi « l’auberge » de la parabole du Bon Samaritain ; et nous savons que l’auberge est ici l’allégorie de l’Eglise, notre Mère.
Je profite de cette opportunité pour saluer et remercier toutes les associations qui œuvrent patiemment et contre vents et marées, pour que la vie soit promue et protégée, tout comme la famille qui en est le sanctuaire. La vie est un don de Dieu, un don que Dieu a confié à la famille. C’est donc dans la famille que la vie trouve sa source, qu’elle trouve le cadre qui répond et à sa dignité et à sa destinée. D’où le caractère sacré de la vie et le respect qu’elle mérite, deux impératifs que toute législation digne de ce nom doit reconnaître et promouvoir, y compris ici, en France, la Fille aînée de l’Eglise. En effet, dans la vie de chaque personne humaine, même la plus faible et la plus blessée, l'image de Dieu resplendit et se manifeste dans toute sa plénitude avec la venue et l’Incarnation de Jésus, du Fils de Dieu Sauveur. Dès lors, chaque homme est appelé à une plénitude de vie qui va bien au-delà des dimensions de son existence sur terre, puisqu'elle est la participation à la vie même de Dieu. Telle était la conviction du Professeur Lejeune, et telle est encore aujourd’hui la conviction inébranlable de la Fondation qui porte son nom.
Je voudrais conclure en livrant à votre méditation cette réflexion lumineuse du Professeur Jérôme Lejeune, ce modèle de médecin généticien et praticien, qui n’a pas craint de dire la vérité à temps et à contre temps[9] :
« Il n’y a point d’Homme avec un grand H. Il y a des hommes, des personnes, et chacun d’eux est respectable. Si chacun veut bien verser une larme sur la condition de l’Homme, si les grandes consciences s’enorgueillissent de grands élans en parlant des droits de l’Homme, bien peu se préoccupent de chaque homme, si ce n’est la loi élémentaire de la charité, un mot fort décrié ces temps-ci, et pourtant irremplaçable, car la charité s’étend à tous et à chacun, et surtout au premier venu, celui qui est juste à côté de nous, le « prochain » comme nous le disent nos catéchismes ».
Je vous remercie pour votre attention.
Cardinal Robert Sarah
[1] Nous devons à sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, Docteur de l’Eglise, l’appel à l’offrande de soi-même à l’Amour miséricordieux en guise de martyre, elle que le Pape saint Pie X, au début du XX siècle, qualifiait de « plus grande sainte des temps modernes ». En effet, dans une lettre à l’abbé Bellière, Thérèse évoque « le martyre du cœur » qui n’est pas moins fécond que « l’effusion de sang » (Correspondance Générale, Lettre 213). Dans son Acte d’offrande à l’Amour miséricordieux, elle s’exclame : « Afin de vivre dans un acte de parfait Amour, je m'offre comme victime d'holocauste à votre Amour miséricordieux, vous suppliant de me consumer sans cesse, laissant déborder en mon âme les flots de tendresse infinie qui sont renfermés en vous, et qu'ainsi je devienne martyre de votre AMOUR, ô mon Dieu ! ».
[2] Le n. 4 du Décret Apostolicam Actuositatem (sur l’apostolat des laïcs) souligne que « la fécondité de l’apostolat des laïcs dépend de leur union vitale avec le Christ ».
[3] Selon la Parole de Dieu en saint Paul qui décrit l’équipement spirituel du baptisé : « Oui, tenez bon, ayant autour des reins le ceinturon de la vérité, portant la cuirasse de la justice, les pieds chaussés de l’ardeur à annoncer l’Évangile de la paix, et ne quittant jamais le bouclier de la foi, qui vous permettra d’éteindre toutes les flèches enflammées du Mauvais. Prenez le casque du salut et le glaive de l’Esprit, c’est-à-dire la Parole de Dieu » (Ep 6, 14-17).
[4] Saint Jean-Paul II, encyclique Redemptor hominis, 4 mars 1979 (n. 8) : cf. Concile Vatican II: Constitution pastorale Gaudium et Spes sur l’Eglise dans le monde de ce temps (22, 2).
[5] Saint Jean-Paul II : Lettre encyclique Evangelium Vitae, 25 mars 1995, n. 12.
[6] Pape François : Discours au Corps diplomatique accrédité près le Saint-Siège, 13 janvier 2014.
[7] Pape François, Exhortation apostolique Evangelii Gaudium, 24 novembre 2013, n. 213.
[8] « Jésus disait à ceux des Juifs qui croyaient en lui : "Si vous demeurez fidèles à ma parole, vous êtes vraiment mes disciples ; alors vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres" » (Jn 8, 31-32).
[9] « Proclame la Parole, interviens à temps et à contretemps, dénonce le mal, fais des reproches, encourage, toujours avec patience et souci d’instruire. Un temps viendra où les gens ne supporteront plus l’enseignement de la saine doctrine ; mais, au gré de leurs caprices, ils iront se chercher une foule de maîtres pour calmer leur démangeaison d’entendre du nouveau. Ils refuseront d’entendre la vérité pour se tourner vers des récits mythologiques. Mais toi, en toute chose garde la mesure, supporte la souffrance, fais ton travail d’évangélisateur, accomplis jusqu’au bout ton ministère. Moi, en effet, je suis déjà offert en sacrifice, le moment de mon départ est venu. J’ai mené le bon combat, j’ai achevé ma course, j’ai gardé la foi. Je n’ai plus qu’à recevoir la couronne de la justice : le Seigneur, le juste juge, me la remettra en ce jour-là, et non seulement à moi, mais aussi à tous ceux qui auront désiré avec amour sa Manifestation glorieuse » (2 Tm 4, 2-8).